jeudi 1 juillet 2010

microfiction inédite : AMOURS RUSSES

Les femmes que j’ai aimées et qui ont accepté de m’aimer sont de plus en plus petites. Il est arrivé un moment où l’affaire a commencé à m’inquiéter : comment était-il possible, qu’à la fin de chaque idylle, je rencontre aussitôt une autre femme charmante, intelligente, qui corresponde à mon caractère, etc., mais invariablement un peu plus petite que la précédente ?

Je sais bien qu’un homme d’aujourd’hui ne devrait pas avouer ces choses-là. À ma décharge et à ma charge, j’alléguerai que mon premier grand amour était une basketteuse, Marcela, cette éblouissante pivot que j’ai rencontrée un soir au Palais des Sports de Madrid. Je dis à ma charge, parce que je trouve aujourd’hui incroyable de ne pas m’être rendu compte plus tôt de cette régression, quand je pense que mon épouse actuelle mesure bien moins d’un mètre et demi, et que les petites amies qui ont succédé à Marcela ont réduit graduellement de poids et de taille. Bien sûr que cette même circonstance joue à décharge, puisqu’il semblait naturel que mes amours postérieures à la pivot soient des femmes de moindres dimensions. Surtout quand je pense que la suivante n’était pas ce que l’on appelle une petite femme : Elsa, avocate en droit du travail, au caractère bien trempé, mesurait autour d’un mètre quatre-vingt et fréquentait régulièrement une salle de gym. Alors quand Elsa m’a quitté, et je ne lui reproche pas, je n’ai pas été non plus surpris en constatant que Marta, qui a si bien su me comprendre et que j’ai tant aimée, était d’une stature respectable sans pour autant extraordinaire, plus ou moins comme moi. Il semble aussi logique qu’après notre douloureuse rupture, je n’aie pas été étonné de me voir aux côtés de Carolina, qui était légèrement plus petite que moi. N’était-ce pas habituel, même pour un homme de taille courante et au physique commun ? De telle sorte que je me suis adonné à jouir de mon amour ardent pour Carolina, prestigieuse ingénieure, d’un humour inégalable, moins d’un mètre soixante, sans spéculer sur de stériles statistiques.

Je reconnais qu’après Carolina et mon tortueux flirt bilingue avec l’à peine moyenne Elizabeth, traductrice assermentée, au caractère brusque, j’aurais dû commencer à me poser certaines questions. Mais les jeunes hommes sont plus intéressés par l’amour que par les questions. Je suis resté impassible, et je me suis limité à sauver ma relation détériorée avec Brigida, stagiaire en pédiatrie, d’une douceur trompeuse, un mètre soixante et un, cinquante-deux kilos, sans parvenir à mes fins. C’est seulement lorsque la petite et toute menue Carmen, résolue, un peu nerveuse, publiciste, m’a jeté de chez elle sans autre forme de procès, que j’ai compris que je me trouvais plongé dans une succession d’amours réductrices ; que mon destin sentimental prenait l’allure d’un imparable jeu de poupées russes.

Entre temps, je suppose, j’avais mûri. Un homme d’aujourd’hui ne doit pas aimer sans admirer. Aussi me suis-je proposé, comme discipline, de m’intéresser à des femmes plus grandes que moi. Mais j’ai vite découvert qu’aucune d’elles ne me prêtait la moindre attention, alors que je n’ai eu aucune peine à avoir Sofia à mes pieds, soprano, passionnée, insomniaque, et je ne dis pas ça en plaisantant à cause de sa taille restreinte. Alarmé, j’ai cherché un prétexte quelconque et me suis éloigné d’elle pour tomber peu de temps après dans le lit parfumé de Kyung-Wha, remarquable pour ses contorsions, son goût pour le poisson cru et, manque de chance, ses membres minuscules. Je me suis alors vu dans l’obligation d’envisager très sérieusement les choses. Je me souviens d’en être arrivé au point de demander sa taille et son poids exact à toute femme qui m’adresserait la parole. Cette précaution me procura un soulagement amoureux ponctuel, puisque presque toutes partaient quelque peu offensées. Mais, comme disait un ami, la vie n’est pas très sérieuse : si j’ai fini par casser avec Kyung-Wha, c’est parce que sa cousine, tout juste arrivée de Corée pour commencer des études de langue et littérature espagnole, m’a séduit avec ses réflexions amusantes. Ça a été une histoire sans trop d’importance, bien qu’elle ait assez duré pour que je constate avec effroi qu’elle — dont je serais incapable de transcrire correctement le nom — mesurait un ou deux centimètres de moins que ma petite amie précédente.

J’ai voulu fuir la ville, le désir, ma virilité maladroite. Mais j’en ai été empêché par la passion définitive que m’a inspirée et m’inspire encore Almita, mon actuelle et adorable épouse. Je ne peux rien reprocher à Almita. Elle m’a offert une paix inconnue, une merveilleuse stabilité, le bonheur d’un foyer. De plus, comment l’expliquer, elle fait que je me sente sûr de moi-même. Lorsque nous nous promenons tous les deux, parfois nous rions de mes étranges histoires avec les femmes qu’elle me demande souvent de lui raconter. Ma petite Almita n’est pas du tout jalouse et elle accepte tout d’une humeur exquise. Elle sait très bien, embrassée à ma jambe, à l’ombre de mon dos, laissant reposer sa petite tête sur ma hanche, que personne ne pourra jamais lui faire de mal. Je respire l’air frais, je soupire et je me dis que j’ai enfin trouvé la plénitude. Je ne me sens pas capable d’en aimer une autre, et je ne crois pas non plus qu’il existe de femme plus petite que mon Almita disposée à m’aimer.

Ma seule inquiétude réside dans la nouvelle qu’elle vient de m’annoncer : ce matin j’ai appris que mon Almita était enceinte. En me le disant, ses petits yeux dégouttaient d’humidité et un minuscule sourire illuminait son visage. Je l’ai soulevée avec précaution, je l’ai serrée avec délicatesse dans mes bras, je l’ai embrassée doucement et je lui ai murmuré que nous allions être très, très heureux. Cependant, en lui effleurant d’un doigt le ventre, je n’ai pas pu m’empêcher de sentir que la fatalité m’effleurait d’un doigt le dos.


Le Bonheur

Je m’appelle Marcos. J’ai toujours voulu être Cristobal.
Je ne veux pas dire m’appeler Cristobal. Cristobal est mon ami ; j’allais dire le meilleur, mais je dirai plutôt le seul.
Gabriela est ma femme. Elle m’aime de tout son cœur et couche avec Cristobal.
C’est un homme intelligent, sûr de lui doublé d’un danseur hors pair. C’est aussi un bon cavalier et un as en thème latin. Il cuisine pour les femmes puis il les croque. Je dirais que Gabriela est son péché mignon.
Quelqu’un de peu avisé pourrait penser que ma femme me trompe : loin de là. J’ai toujours voulu être Cristobal, mais je ne reste pas les bras croisés. Je m’entraîne à ne pas être Marcos. Je prends des cours de danse et je me replonge dans mes manuels scolaires. Je sais bien que ma femme m’adore. Et son adoration est telle, si grande, que la pauvre couche avec lui, avec l’homme que je voudrais être. Au creux des robustes pectoraux de Cristobal, ma Gabriela m’attend, fébrile et les bras ouverts.
Une telle patience me comble de joie. Pourvu que mon application soit à la hauteur de ses espérances et qu’un jour, bientôt, le moment arrive. Ce moment d’amour inébranlable qu’elle a tant préparé, en trompant Cristobal, en s’habituant à son corps, à son caractère et à ses goûts, pour être le plus à l’aise et la plus heureuse possible lorsque je serai comme lui et que nous le laisserons tout seul.